martes, 28 de febrero de 2017

Estética de Marcel Proust (1871-1922): el arte, entre el sueño y la realidad

Deux hypothèses qui se représentent pour toutes les questions importantes : les questions de la réalité de l’Art, de la réalité de l’Éternité de l’âme ; c’est un choix qu’il faut faire entre elles ; et pour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait à tout moment sous bien des formes. Par exemple, cette musique me semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous de la vie, ne l’étant pas sous forme d’idées, sa traduction littéraire, c’est-à-dire intellectuelle, en en rendant compte l’explique, l’analyse, mais ne le recompose pas comme la musique, où les sons semblent prendre l’inflexion de l’être, reproduire cette pointe intérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nous donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps et que, quand nous disons : « Quel beau temps ! quel beau soleil ! » nous ne faisons nullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le même temps éveillent des vibrations toutes différentes. Dans la musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu’il est impossible d’exprimer et presque défendu de constater, puisque, quand, au moment de s’endormir, on reçoit la caresse de leur irréel enchantement, à ce moment même où la raison nous a déjà abandonnés, les yeux se scellent et, avant d’avoir eu le temps de connaître non seulement l’ineffable mais l’invisible, on s’endort. Il me semblait même, quand je m’abandonnais à cette hypothèse où l’art serait réel, que c’était même plus que la simple joie nerveuse d’un beau temps ou d’une nuit d’opium que la musique peut rendre : une ivresse plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Il n’est pas possible qu’une sculpture, une musique qui donne une émotion qu’on sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne ressemblait plus qu’une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j’avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martainville, certains arbres d’une route de Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu’elle pût l’appréhender quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d’un géranium. Seulement, tandis que, dans le souvenir, ce vague peut être sinon approfondi, du moins précisé, grâce à un repérage de circonstances qui expliquent pourquoi une certaine saveur a pu vous rappeler des sensations lumineuses, les sensations vagues données par Vinteuil, venant non d’un souvenir, mais d’une impression (comme celle des clochers de Martainville), il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de sa musique, non une explication matérielle, mais l’équivalent profond, la fête inconnue et colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments disjoints, les éclats aux cassures écarlates), le mode selon lequel il « entendait » et projetait hors de lui l’univers. Cette qualité inconnue d’un monde unique, et qu’aucun autre musicien ne nous avait jamais fait voir, peut-être était-ce en cela, disais-je à Albertine, qu’est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que dans le contenu de l’œuvre elle-même. « Même en littérature ? me demandait Albertine. – Même en littérature. » Et repensant à la monotonie des œuvres de Vinteuil, j’expliquais à Albertine que les grands littérateurs n’ont jamais fait qu’une seule œuvre, ou plutôt n’ont jamais que réfracté à travers des milieux divers une même beauté qu’ils apportent au monde.

(Marcel Proust: La prisonnière, 1925) 

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